L’éthique en recherche qualitative : quelques pistes …

1 RECHERCHES QUALITATIVES Hors S rie num ro 5 pp. 70-81. Actes du colloque recherche qualitative : LES QUESTIONS DE L HEURE ISSN 1715-8702 - 2007 Association pour la recherche qualitative 70 L thique en recherche qualitative : quelques pistes de r flexion St phane Martineau, Universit du Qu bec Trois-Rivi res R sum Cette contribution se pr sente essentiellement sous la forme d une r flexion personnelle sur les dimensions de la recherche et plus particuli rement de la recherche en sciences humaines et sociales. En fait, partir d une position qui place le dialogue au c ur des pratiques thiques en recherche , l auteur nous invite r fl chir sur les sp cificit s des dimensions thiques en recherche qualitative . Il plaide notamment pour un engagement social de la recherche qualitative . Mots cl s : THIQUE, recherche qualitative , DIALOGUE Introduction Chez les Grecs anciens, le projet de connaissance du monde tait troitement li un projet moral de recherche de la vie bonne (voir, par exemple, La R publique de Platon).

2 Ce lien troit, bien que soumis des tensions travers les ges, s est maintenu du Moyen ge (de Liberia, 2004) jusqu la Renaissance (Freitag, 2002). Toutefois, partir de ce moment charni re et s acc l rant durant le 18e si cle (Cassirer, 1966) le rapport entre le processus de connaissance du monde et la recherche d une conduite droite se d fait. Chacune des deux sph res de l action humaine se d veloppe alors le plus souvent en parall le. Au 20e si cle, le d veloppement des sciences humaines et sociales (et plus singuli rement l essor des approches qualitatives) remet l ordre du jour le questionnement sur les liens qui existent entre la science qui dit le monde et l homme qui le vit et le fa onne. Plus particuli rement, les recherches qualitatives en questionnant la place du chercheur dans le processus de connaissance et la fonction des savoirs qu il produit ont contribu au renouvellement des questions sur le rapport entre la science et les sujets.

3 MARTINEAU / L thique en recherche 71 Ce court texte se veut justement une r flexion sur les dimensions thiques de la recherche et plus particuli rement de la recherche en sciences humaines et sociales men e au moyen d approches qualitatives. Nous n avons nullement la pr tention d puiser la question ni m me de renouveler le d bat ce sujet. Notre objectif, bien plus modeste, consiste simplement partager avec le lecteur nos id es, lesquelles sont aliment es tant par nos lectures et que par notre exp rience de terrain. Si cette contribution peut aider nos coll gues dans leur propre r flexion sur les dimensions thiques de notre travail de chercheur, nous consid rerons que nous avons fait ici uvre utile. quelques rep res pour situer notre position Il convient imm diatement de d finir, ne serait-ce que succinctement ce que nous entendons par thique. D abord, cette derni re doit tre comprise comme une branche sp cifique de la philosophie, branche qui a pour objectif g n ral d interroger les syst mes de valeurs en usage.

4 L thique rel ve du domaine de la philosophie qui se pr occupe des valeurs qui guident les conduites et les comportements humains. Fond e sur des principes moraux, l thique concerne essentiellement la d termination des principes qui distinguent le bien et le mal, le bon du mauvais, le vrai du faux; elle concerne aussi le sens qu on donne ces termes et ceux qui renvoient aux principes de justice, d quit et d int grit (Harrisson, 2000, p. 36). Ensuite, l thique a pour finalit ultime le devenir humain comme le souligne pertinemment Malherbe : Le but de l thique est que chaque sujet cr e chaque jour son propre sens, sa propre fa on de devenir plus humain (2000, p. 157). Enfin, l thique appara t intimement li e l apprentissage du dialogue. En fait, apprendre l thique c est, en quelque sorte, apprendre tout la fois le dialogue, l analyse du dialogue et l analyse de soi et d autrui dans le dialogue (Malherbe, 1997).

5 Des thiques plut t qu une Les bases de notre d finition de l thique tant pos es, il est opportun de sp cifier maintenant que, si dans l histoire il a pu y avoir des moments o l thique tait une et indiscutable (par exemple, la fin du Moyen Age sous le r gne de la scolastique), il n en va plus de m me aujourd hui. En r alit , de nos jours, il est courant de conjuguer l thique au pluriel (M ller, 1998). Les savoirs, les valeurs et les syst mes de pens e ont litt ralement clat s et se sont multipli s presque l infini entra nant par le fait m me l abandon des certitudes thiques. Il est donc n cessaire aujourd hui de faire le deuil d une th orie de l thique unique et absolue dont les fondements prendraient racine dans une entit transcendante. Plut t, il appara t que notre poque n a d autre choix que de fonder l thique (il faudrait dire les thiques) sur la discussion. Cela n est 72 RECHERCHES QUALITATIVES / HORS S RIE / 5 pas sans incidences sur notre conception de l thique, nous y reviendrons plus loin.

6 En outre, l thique au pluriel se distingue de la Morale. Contrairement cette derni re, l thique n est pas application d un syst me prescriptif mais r flexion critique notamment sur les morales et leur h ritage. Par cons quent, on constate de nos jours une v ritable prolif ration des thiques locales , situ es , prolif ration qui se v rifie entre autres dans le pullulement des thiques appliqu es en contexte de pratique professionnelle. Le dialogue On l aura donc compris la lumi re des deux sections qui pr c dent, l thique, en ce d but de 21e si cle, repose sur le dialogue entre sujets qui se reconnaissent mutuellement comme sujets. Or, pour qu il y ait dialogue, certaines conditions sont n cessaires. Le dialogue n est possible que si l on s appuie sur un postulat : l autre est un interlocuteur valable. En effet, dialoguer implique in vitablement que je reconnaissance en autrui un sujet digne de la relation d change que je noue avec lui.

7 M me si ce dialogue est une altercation acrimonieuse, le fait de m adresser autrui signifie que je nous reconnais une commune appartenance l humanit . Ce postulat de la reconnaissance de la valeur de l interlocuteur ne saurait tenir lieu lui seul de condition minimale pour l thique. Il appara t donc fondamental de lui adjoindre trois principes formels respecter. Ces principes sont : 1- Permettre l autre de parler; 2- Refuser de manipuler l autre; 3- Refuser de mentir l autre (Malherbe, 1997). Ces trois principes indiquent certaines balises thiques incontournables pour que puisse avoir lieu le dialogue. Ainsi, si je refuse autrui le droit de s exprimer, je ne suis pas dans un dialogue mais dans un monologue. Si je parle avec autrui dans le but de le faire agir selon ma volont et son insu (comme Kierkegaard en a donn un exemple saisissant dans Le journal du s ducteur), je ne peux nouveau pr tendre tre en dialogue car l autre ne devient qu un jouet entre mes mains.

8 Si, enfin, je mens syst matiquement autrui, je tiens un dialogue faux et donc non thique. La litt rature est remplie de ce genre de personnage, nous n avons ici qu penser la figure l gendaire de Dom Juan, mise en sc ne par Moli re, s ducteur imp nitent qui, pour arriver ses fins ment s en vergogne toutes les femmes (Gauthier et Martineau, 1999). thique comme pratique critique R capitulons rapidement. L thique est une branche sp cifique de la philosophie qui a pour objectif g n ral d interroger les syst mes de valeurs en usage. Elle pour finalit derni re le devenir humain. Elle est multiple et appara t intimement li e l apprentissage du dialogue. L ouverture au dialogue MARTINEAU / L thique en recherche 73 que l thique implique signifie que l autre est vu comme un interlocuteur acceptable. Ce que nous venons de dire pourrait laisser entendre que l thique ne concerne que la vie quotidienne, se d ploie seulement dans nos rapports intersubjectifs et, ultimement, ne vaut que pour r gler notre vie priv e.

9 Il n en n est rien. En fait, les questions thiques concerne tout ce qui rel ve de l humain ce qui va bien au-del des seules consid rations des relations imm diates. La r flexion sur l thique a m me gagn du terrain ces derni res ann es notamment en raison des grandes interrogations que soul vent les recherches sur le g nome humain. Ainsi, en r f rence des penseurs tels Freitag (1995), Habermas (1992) ou Malherbe (2001), il est possible, bien entendu en simplifiant norm ment, de distinguer trois grands champs d application de l thique : 1- L thique en tant que pratique citoyenne; 2- L thique en tant qu action politique; 3- L thique en tant que p dagogie. En tant que pratique citoyenne l thique renvoie certes nos relations imm diates aux autres (membres de notre famille, coll gues de travail, etc.) mais aussi notre engagement envers la collectivit (le civisme, le respect des lois et des r glements, l engagement envers l environnement par exemples).

10 Lorsqu on la consid re sous l angle de l action politique, l thique renvoie la probl matique du gouvernement juste. Dans les d mocraties comme la n tre cela concerne tous les citoyens, chacun ayant le devoir de s impliquer non seulement dans la gouverne de la cit mais aussi, au niveau international, dans l action en vue d un monde plus juste. Enfin, l thique en tant que p dagogie signifie que l adoption de valeurs, de principes et de comportements thiques ne saurait tre une attitude que l on garde pour soi comme un tr sor bien cach . L thique a pour vocation l ducation de l humain. Il ne servirait en effet rien d tre la seule personne droite dans un oc an de sc l rats. En somme, l thique est fondamentalement une pratique critique, une mani re de voir le monde comme perfectible, une interrogation constante sur ce qui est afin de penser ce qui pourrait ou devrait tre. L thique est donc, tout le moins en ces temps de soup ons, une mani re de pens e qui laisse place l inqui tude, le doute, la remise en question.