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LE JOUEUR D’ÉCHECS

Dition du groupe Ebooks libres et gratuits . Stefan zweig LE JOUEUR D' CHECS. Texte original crit en 1941 et publi en 1943. Traduction fran aise publi e en 1944 chez Delachaux et Niestl (Neufch tel-Paris). Sur le grand paquebot qui minuit devait quitter New York destination de Buenos-Aires, r gnait le va-et-vient habituel du dernier moment. Les passagers embarquaient, escort s d'une foule d'amis : des porteurs de t l grammes, la casquette sur l'oreille, jetaient des noms travers les salons : on amenait des malles et des fleurs, des enfants curieux couraient du haut en bas du navire, pendant que l'orchestre accompagnait impertur- bablement ce grand spectacle, sur le pont.

Stefan Zweig LE JOUEUR D’ÉCHECS Texte original écrit en 1941 et publié en 1943. Traduction française publiée en 1944 chez Delachaux et Niestlé (Neufchâtel-Paris). Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »

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1 Dition du groupe Ebooks libres et gratuits . Stefan zweig LE JOUEUR D' CHECS. Texte original crit en 1941 et publi en 1943. Traduction fran aise publi e en 1944 chez Delachaux et Niestl (Neufch tel-Paris). Sur le grand paquebot qui minuit devait quitter New York destination de Buenos-Aires, r gnait le va-et-vient habituel du dernier moment. Les passagers embarquaient, escort s d'une foule d'amis : des porteurs de t l grammes, la casquette sur l'oreille, jetaient des noms travers les salons : on amenait des malles et des fleurs, des enfants curieux couraient du haut en bas du navire, pendant que l'orchestre accompagnait impertur- bablement ce grand spectacle, sur le pont.

2 Un peu l' cart du mouvement, je m'entretenais avec un ami, sur le pont-promenade, lorsque deux ou trois clairs jailli- rent tout pr s de nous apparemment, un personnage de mar- que que les reporters interviewaient et photographiaient encore, juste avant le d part. Mon compagnon regarda dans cette direc- tion et sourit : Vous avez bord un oiseau rare : Czentovic.. Et, comme je n'avais pas vraiment l'air de comprendre ce qu'il voulait dire, il ajouta en guise d'explication : Mirko Czentovic, le champion mondial des checs.

3 Il a travers les tats-Unis d'est en ouest, sortant vainqueur de tous les tournois, et mainte- nant il s'en va cueillir de nouveaux lauriers en Argentine.. Je me souvins alors de ce jeune champion et de quelques particularit s de sa fulgurante carri re. Mon ami, qui lisait les journaux mieux que moi, compl ta mes souvenirs d'une quantit . d'anecdotes. Il y avait environ un an, Czentovic tait devenu tout d'un coup l' gal des ma tres les plus c l bres de l' chiquier, comme Aljechin, Capablanca, Tartakower, Lasker ou Bogoljubow.

4 De- puis qu'en 1922, Rzecewski, le jeune prodige de sept ans, s' tait distingu au tournoi de New York, on n'avait vu personne d'aussi obscur attirer avec autant d' clat l'attention du monde sur l'illustre confr rie des joueurs d' checs. Car les facult s intel- lectuelles de Czentovic n'eussent permis en aucune fa on de lui pr dire un brillant avenir. D'abord tenu secret, le bruit courut bient t que ce champion tait incapable en priv d' crire une phrase, m me dans sa propre langue, sans faire des fautes d'orthographe, et que, selon la raillerie d'un partenaire rageur, son inculture dans tous les domaines tait universelle.

5 Czentovic tait le fils d'un mis rable batelier slave du Da- nube, dont la toute petite embarcation fut coul e une nuit par un vapeur charg de bl . Son p re mourut : l'enfant qui avait alors douze ans, fut recueilli par le charitable cur de son village et l'excellent pr tre s'effor a honn tement de faire r p ter ce gar- on au large front, apathique et taciturne, les le ons qu'il n'arrivait pas retenir l' cole. Mais ses tentatives demeur rent vaines. Mirko fixait d'un il vide les caract res d' criture qu'on lui avait d j expliqu s cent fois : son cerveau fonctionnant avec effort tait impuissant assimiler, m me les notions les plus l mentaires.

6 Quatorze ans, il s'aidait encore de ses doigts pour compter et quelques ann es apr s, il ne lisait encore un livre ou un journal qu'au prix des plus grands efforts. On n'e t pu dire cependant qu'il y mettait de la mauvaise volont ou de l'ent tement. Il faisait avec docilit ce qu'on lui ordonnait, por- tait l'eau, fendait le bois, travaillait aux champs, nettoyait la cui- sine : bref, il rendait consciencieusement, bien qu'avec une len- teur exasp rante, tous les services qu'on lui demandait. Mais ce qui chagrinait surtout le bon cur , c' tait l'indiff rence totale de son bizarre prot g.

7 Il n'entreprenait rien de son propre chef, ne posait jamais une question, ne jouait pas avec les gar ons de son ge et ne s'occupait jamais spontan ment, si on ne lui deman- dait rien : sit t sa besogne finie, on voyait Mirko s'asseoir quel- que part dans la chambre, avec cet air absent et vague des mou- tons au p turage, sans prendre le moindre int r t ce qui se passait autour de lui. Le soir, le cur allumant sa longue pipe rustique, faisait avec le mar chal des logis ses trois parties d' checs quotidiennes. L'adolescent approchait alors de la table sa tignasse blonde et fixait en silence l' chiquier, avec des yeux qu'on croyait endormis et indiff rents sous leurs lourdes paupi - res.

8 Un soir d'hiver, tandis que les deux partenaires taient plon- g s dans leur jeu, on entendit tinter de plus en plus pr s les clo- chettes d'un tra neau qui glissait fond de train dans la rue. Un 3 . paysan, la casquette blanche de neige, entra pr cipitamment, demandant au pr tre s'il pouvait venir sur-le-champ administrer l'extr me-onction sa vieille m re qui se mourait. Le cur le suivit sans tarder. Le mar chal des logis, qui n'avait pas encore vid son verre de bi re, ralluma encore une derni re pipe et se mit en devoir de renfiler ses lourdes bottes pour s'en aller, lors- qu'il s'aper ut tout coup que le regard de Mirko restait obsti- n ment fix sur l' chiquier et la partie commenc e.

9 Eh bien ! veux-tu la finir ? dit-il en plaisantant, car il tait persuad que le jeune endormi ne saurait pas d placer un seul pion correctement sur l' chiquier. Le gar on leva timide- ment la t te, fit signe que oui, et s'assit la place du cur . En quatorze coups, voil le mar chal des logis battu et en plus, obli- g de reconna tre qu'il ne devait pas sa d faite une n gligence de sa part. La seconde partie tourna de m me. Mais c'est l' ne de Balaam ! s' cria l'eccl siastique stup - fait, lorsqu'il rentra. Et il expliqua au mar chal des logis, moins vers que lui dans les critures, comment, deux mille ans aupa- ravant, semblable miracle s' tait produit, une cr ature muette ayant soudain prononc des paroles pleines de sagesse.

10 Malgr . l'heure avanc e, le cur ne put r primer son envie de se mesurer avec son prot g . Mirko le battit lui aussi ais ment. Il avait un jeu lent, tenace, imperturbable, et ne relevait jamais son large front, pench sur l' chiquier. Mais la s ret de sa tactique tait indiscutable : ni le mar chal des logis ni le cur ne parvinrent, les jours suivants, gagner une seule partie contre lui. Le pr tre, qui connaissait mieux que personne le retard de son pupille dans d'autres domaines, devint extr mement curieux de savoir si ce don singulier se confirmerait face des adversaires plus s rieux.


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